Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle eut le pressentiment que définitivement sa matinée serait perdue. Un homme étrange vêtu d’une houppelande pas très nette, le visage buriné était debout devant elle avec au devant de lui une corbeille à linge. Une serviette de bain un peu froissée recouvrait le dessus... "Pas très net" se dit-elle. Il lui murmura "Je viens pour la collection.
– La collection ?
– Vous l’avez-bien capturée ?
– Capturée qui ? Le vieil homme hésita. Il souleva la serviette.
– Celle que vous avez capturée manque pour avoir le message définitif". La corbeille était pleine de feuilles mortes d’arbres d’espèces différentes, de couleurs différentes, une sorte d’amas informe qui semblait bien précieux à ses yeux.
"Je crois même que c’est la dernière qui me manque. Son ascension dans le ciel révèle sa place, elle est au faîte, elle couronnera mon arbre définitivement."
"Vieux fou" se dit-elle, "un voisin de l’hôpital d’à côté." Il avait du l’observer d’en bas de la cour. "Monsieur, vous m’importunez." Elle essayait de faire un effort pour ne pas trop s’agacer. "Au revoir". Elle tenta de fermer la porte.
"Mademoiselle, ne me prenez pas pour un fou. Considérez-la comme la vôtre. C’est peut-être votre première. La première de votre arbre. Alors gardez-là précieusement. Mais ne vous inquiétez pas trop d’avoir commencé par le faîte, il est des gens qui commencent sur le haut de la canopée. C’est plus périlleux pour eux, mais ils accèdent plus vite à la légereté. Regardez-moi, à l’âge que j’ai c’est une de cette hauteur qui me manque depuis des années, et vous vous l’avez capturée. J’aurais aimé commencer comme vous, en couleurs, en haut de l’arbre."
Avec pour toute vue, celle graphique des cyprès dressés vers les mouvements du vent, guidant les feuilles tordues dans un cha-cha angulaire.
L’homme prit place sur la chaise verte posée près de la fenêtre, et ferma les yeux. Le temps fit une pause.
Dans une inspiration profonde ; elle senti le besoin de capter sur papier vélin les qualités charnelles des formes vertes, ocres et marrons de cette composition en plongée. L’homme en avait si bien relevé la poésie parme. Elle effleura le pinceau qui retenait ses cheveux, le saisi de sa main gauche et en humecta les poils dans de la tempera vert olive.
Dans un geste senti, elle glissa sur le papier translucide les courbes et les masses en marquant des pauses, au rythme des vides entre les branches. L’homme se mit à fredonner un air délicat. "The automn leaves are red and gold, and so i hear, the summer kisses..."
Il sourit.
Elle déposa le pinceau dans le flacon d’eau distillée et tendit le dessin à l’homme, dans un geste fluide, presque dansé.
Il étudia longuement le dessin, le tourna dans ses doigts maigres, hocha la tête à la façon d’un vieil oiseau... mais d’ailleurs la ressemblance, oui la ressemblance... Décidément elle était partagée, cette traduction, cette ressemblance qui l’emmenait loin dans le rêve. Hasard, cette feuille et ce vieux monsieur qui ressemblait à un oiseau... et si c’était un signe.
Il y a quelques temps elle avait eu l’occasion de traverser le parc et déjà comme elle était éblouie en fin d’après midi par le soleil couchant elle avait remarqué comme un pastel auréolé un banc sur lequel quelqu’un était assis, qui lui avait fait un petit signe de la tête, discret auquel avait répondu par un sourire en passant. Il avait répondu, puis elle l’avait dépassé et avait oublié.
Alors elle marcha dans les rues de la ville, portée par le mouvement, le rythme des passants, et c’était comme une danse avec ses déplacements, ses silences, ses ruptures, ses pauses... une chorégraphie improbable, une recherche peut être ou une fuite ; ou peut être un peu de tout cela. Et dans cette errance choisie elle trouva une jouissance inattendue, celle d’être une et multiple et elle se perçu Eau, Source ? Torrent jaillissant ? Rivière apaisante ? Et elle aurait souhaité que cela dure sans fin Elle... vivante... oui elle était vivante, un Tout et des milliers de fragments d’eau et cela brillait au soleil. Une émotion fulgurante la saisit et alors elle s’arrêta soudain comblée dans tout son être...
