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Prologue
Maylis De Kerangal
SCRIPT | Maylis De Kerangal

La fenêtre s’est ouverte d’un coup, en grand, un bruit sec, le vent avait poussé derrière les vitres — le vent ou autre chose d’invisible et d’obstiné, une force en tout cas —, les battants ont rebondi contre le mur, les vitres ont tremblé sans se fendre et, dans la pièce, des papiers se sont envolés sur le bureau, les cendres ont voltigé au-dessus du cendrier. Elle a levé la tête, étonnée, a regardé dehors, la façade de l’immeuble de l’autre côté de la rue, les toits, le ciel d’octobre, puis s’est levée pour aller voir. Rue calme, milieu d’après-midi en creux dans la course du jour, pas un chat mais une corneille là, sur la gouttière d’en face, qui avançait martiale, la queue noire, rigide, un frac, marchait comme un homme, et et soudain tourna la tête pour regarder la jeune fille qui referma illico la fenêtre, frissonnante, en prenant garde, cette fois, à fermer la crémone.

Elle retourna s’asseoir à son bureau. Une feuille d’arbre avait atterri sur le clavier de l’ordinateur, une feuille déposée par le vent — du moins c’est ce qu’elle pensa. Elle la fit tourner entre ses doigts pour l’observer recto verso : brune et sèche, nervurée de rouge sombre, elle avait la forme d’une main ouverte, — c’est drôle songea la jeune fille, c’est étrange qu’une feuille, si légère soit-elle, puisse s’élever jusqu’au sixième étage d’un immeuble, soit une ascension d’environ trente mètres, quand les feuilles d’automne, c’est bien connu, emportées par le vent, tombent en tourbillonnant au ras du macadam comme dans les comptines. Après avoir l’avoir regardée une dernière fois, la jeune fille glissa la feuille dans le premier livre qu’elle trouva à portée de main — Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, une vieille édition illustrée qu’elle avait trouvé la veille chez un libraire de la rue de la Grange aux Belles et acheté pour son frère, spéléologue en Ardèche et trentenaire dans cinq jours —, jeta un coup d’œil à sa montre, ramassa ses cheveux en boule derrière sa nuque, y planta un pinceau, s’alluma une cigarette avant de reprendre la traduction en cours — la notice technique furieusement détaillée d’une lampe torche révolutionnaire. Mais, à peine avait-elle recommencé à travailler que l’on sonna à la porte. La jeune fille posa sa cigarette et se leva pour aller ouvrir, agacée : elle n’attendait personne et à ce rythme n’aurait jamais fini de traduire la notice avant dix-huit heures, l’éditrice — une grande bringue autoritaire — le lui reprocherait, et elle risquait de perdre ce petit boulot, rasoir mais devenu indispensable depuis qu’elle avait pris ce studio rue des Vinaigriers dans l’urgence, il y a trois semaines.

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Prologue
Leonora Miano
SCRIPT | Leonora Miano

Comme toujours à cette heure, le chant de l’homme se fit entendre. Arpentant les rues du quartier, il hélait les habitants, traînant derrière lui un chariot. Son appel les faisait sortir en courant de leurs maisons et, en un rien de temps, la caisse à roulettes se remplissait de bouteilles vides. Elles avaient contenu du soda, de la bière la plupart du temps. Pour la peine, on lui remettait une pièce de cent francs. Bientôt, son chant s’éteignit dans le lointain. La nuit tomba alors, comme elle savait le faire dans ce pays, sans crier gare.

D’habitude, ce moment de la journée était son préféré. Un autre rythme s’emparait de la ville. Les marchandes de beignets et de poisson grillé remplaçaient leurs homologues qui, de l’aube au crépuscule, avaient proposé d’autres denrées. Les gamins des familles déshéritées prenaient place sous les réverbères pour faire leurs devoirs, tandis que les commères plantaient une chaise devant le portail de leur demeure, afin que rien ne leur échappe de la vie qui s’ébrouait là. Des rires étaient dans l’air.

Assise dans un coin de la cour, près de l’endroit où quelques bambous avaient
été arrachés à la clôture, Salomé regardait s’agiter le monde au dehors. Il lui était interdit de sortir, de fréquenter les enfants des quartiers comme disaient ses parents pour désigner les mal lotis. Aussi, c’était de loin qu’elle prenait part à leurs jeux, les enviant presque de vivre dans des maisons dépourvues d’électricité. Le spectacle de la rue la ravissait. Elle connaissait tout le monde, le moindre visage, les histoires de cœur naissantes, celles qui s’étaient achevées dans la fureur et les larmes.

Aujourd’hui, rien de tout cela ne l’intéressait. Salomé ne salivait pas à l’idée de goûter les maquereaux cuits à la braise, sur lesquels le vent apportait un peu de poussière pour parfaire l’assaisonnement. Sa mère disait que c’était plein de microbes, que c’était sale. Mais elle disait aussi qu’il ne fallait pas avaler les pépins des oranges, de peur qu’un oranger vous pousse sur la tête. Salomé, excitée à la pensée d’un arbre prenant racine au milieu de son crâne, avait fréquemment défié l’interdit. En vain. Depuis, elle n’accordait qu’un crédit relatif aux dires de sa mère.
Pourtant, c’était la parole maternelle qui la troublait ce soir, lui gâchant le plaisir de l’observation. Quelques mots énoncés avec mépris, d’une voix sèche : « Ce sont nos gens, je leur parle comme il sied. Ils peuvent s’estimer heureux d’avoir été admis dans la famille… » Salomé se leva, fit quelques pas vers la maison, s’arrêta sous le manguier dont une chauve-souris avait croqué des fruits encore verts. Elle avait un peu peur de rentrer. « Ce sont nos gens. » Ces mots lui pesaient sur le cœur. Pourquoi ? Elle n’aurait pu le dire. Il lui venait simplement une intuition. Comme un soupçon. Elle devait savoir. Comprendre. Demain, elle irait interroger sa mère.

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