Je voulais fuir, fuir les regards condescendants de mon entourage, même ceux des gens que je ne connaissais pas car il me semblait que mon malaise se voyait, tatoué sur mon front ou dans le tremblement de mes mains quand je versais le lait dans les pots, que je malaxais les fromages.
C est ainsi que veuve sans ressources, costaude et motivée j’avais sollicité cet emploi difficile et ingrat, seule dans ce chalet de montagne ! Quel joie que cette liberté, et ces animaux merveilleux qui m’obéissaient et paissaient tranquillement sans s’occuper de moi !
L’ hiver avait été rude mais j’avais charrié du bois dans la haute cheminée. Je me sentais oubliée de tous et si heureuse de l’être !
Avec les beaux jours revenus, les promeneurs se firent de plus en plus nombreux et sans gêne, et le comité d’agglomération ayant été alerté, pas par moi ! J’ai été envahie comme si je tenais un parc d’attraction....des gens sans gêne....Et à nouveau la peur me saisit, mon malaise augmenta. Devant leurs questions indiscrètes.
Et pourtant, Dieu sait (ainsi que Bouddha et affiliés) que j’ai saisi l’opportunité de travailler dans ce lieu à mille lieux des marées humaines qui m’ont submergée pendant des années, justement pour ne plus être la trace de la balle de ping-pong des joutes verbales entre bavards impénitents. Imaginez donc ça : précédemment greffière au tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence, 20 ans à graver dans le marbre virtuel les échanges à la fois lyriques et simplistes, les fausses réponses à des questions qui ne sont que des assertions à peine déguisées.
Revivre à nouveau cette comédie inhumaine dans un cadre sans bordure, un environnement sans autre loi que celle de la nature, quelle régression !
Ou vais-je devoir m’exiler maintenant ?
C’est décidé, je pars, je rejoins le sommet de la montagne à la limite de la neige.
Le troupeau suivra et même si je me fait attaquer par les loups, j’ai mon poignard.
Celui qui ne m’a jamais quitté, celui qui me permet d’égorger mes bêtes.
Parce que vous croyez, sans doute, que la vie là-haut, c’est simple. Dans ce cas vous lisez trop la presse du cœur. La vraie vie, c’est du sang. Je ne parle pas que de mes bêtes ou de celle des autres bergers. Quoique, vous le savez bien, elles finissent à la boucherie ou dans la gueule du loup. C’est bien sûr la dure réalité.
Maintenant, il faut aussi parler des hommes, des femmes, bref de tout de ceux qui gravitent autour des troupeaux. Et ce n’est pas triste, je vous assure. Enfin, c’est la formule consacrée, car, dans le fond c’est plutôt déprimant. On dit que la nature humaine reprend le dessus. Pas sûr que le côté humain soit mis en valeur. Il faudrait plutôt parler de l’aspect bestial.
Les alpages, c’est beau à la télé, sur les photos. Mais la solitude parfois cela vous ronge et vous pousse à faire des choses bizarres.
Les brebis le savent bien, les bergères aussi. Mais quand les maris de celles-ci l’apprennent - car tout se sait dans les montagnes - il y a des coups de sang, qui, bien sûr, se terminent...dans le sang. Un coup de fusil par ci, une bousculade dans le vide par là, voire des coups de couteau. Quand les gendarmes retrouvent les cadavres, les maigres indices ont disparu. Les victimes deviennent des affaires classées et l’on passe à autre chose dans les gendarmeries. Vous me permettrez d’écrire que l’on y tourne vite l’alpage...
